C’est quoi un voyage apprenant ? comment ça nous transforme… comment on transforme (un peu) le monde ?

J’ai envie de partager avec vous cet article qui a été accepté dans le cadre de la BIENNALE DE L’ÉDUCATION ET DE LA FORMATION, qui se déroulera à Paris du 20 au 23 septembre 2023.

Le thème, cette année en est : « SE CONSTRUIRE AVEC ET DANS LE MONDE PART D’AUTRUI, PART DE SOI ». Proposer une réflexion, non pas sur le contenu, mais sur le processus de voyage Miles, me semblait une occasion de prendre ce recul que l’on a du mal à prendre, sans un prétexte d’écriture.

Petit retour au début !

Je dirige AGO ingénierie formation, structure de formation et de conseil en pédagogie. J’ai engagé entre septembre 2022 et mai 2023 un voyage apprenant de 9 mois à la recherche des espaces actifs d’apprentissage. Ce voyage s’est déroulé entre la France, la Nouvelle Calédonie, l’Australie, les pays d’Europe du Nord et le Québec. Il a consisté à rencontrer et interviewer des acteurs dans leur contexte en suivant le fil rouge thématique des espaces actifs d’apprentissage, d’où son titre MILES-voyage apprenant en terres pédagogiques inconnues (Move In Learning Spaces). Le principe était de prendre des photos des environnements d’apprentissage et d’interviewer les acteurs en faisant des enregistrements audios en vue de podcast. Le but était de créer des reportages, en continu au fil du voyage, dans un blog gratuit, ouvert au public, accessible avec ou sans inscription. Le blog est toujours ouvert et le restera, relayé par des posts sur Linkedin et soutenu par des partenaires comme le cercle APE dans son site web[1], qui promeut le concept de voyage apprenant. J’ai tagué sous le hastag #voyageapprenant pour m’inscrire dans une communauté d’acteurs sur les réseaux sociaux. Je souhaitais que ce voyage dure les 9 mois symboliques d’une transformation et qu’il prenne fin le 1er mai date symbolique d’un retour au travail (c’était un moyen de me garantir de ne pas travailler au moins un jour à mon retour !)


[1] Citation de MILES sur le blog du cercle APE : https://www.cercleape.com/?p=6436

En résumé …

Le voyage apprenant sera défini dans sa son intention et dans sa méthode (1) : c’est quoi un voyage apprenant, quelles en sont les étapes?, puis il sera évoqué dans son processus de transformation de soi (2), comme moyen de se redéfinir soi-même dans l’interaction : en quoi il transforme-t-il celui-celle qui voyage ? ; enfin, il sera enfin envisagé dans  son rôle de transformation du monde ( 3) : comment le voyageur-se crée des relations ? quelles sont les traces qu’il-elle crée, quelle est la nature de traces laissées et de leurs effets ?

1.    C’est quoi un voyage apprenant ?

Un voyage apprenant consiste à se ménager un espace-temps dédié à un ou des apprentissages dans des lieux inhabituels par rapport à ses pratiques. Il va impliquer un déplacement permettant de rencontrer diverses situations et divers acteurs que l’on estime aptes à générer l’apprentissage que l’on souhaite faire. En anglais on parle de Learning expédition, ce qui donne un côté un peu plus aventureux à la chose ! L’objectif est d’aller voir ailleurs pour s’inspirer, de découvrir des lieux et des personnes étonnantes et de rencontrer des pratiques nouvelles. On va vers ce que l’on veut apprendre. Le voyage apprenant fonctionne par un processus d’acculturation, d’étonnement et d’expérimentation. Il devient apprenant parce qu’il s’appuie sur un objectif initial à atteindre qui a pu émerger d’un besoin ressenti, d’un apprentissage à faire qui comblera un manque ou enrichira, à coup sûr, les pratiques actuelles. Il est en tous les cas, motivé par une quête d’apprentissage. Cela peut le différencier d’un voyage qui peut être motivé par le plaisir de la découverte et du déplacement, sans objectif de gain. Mais il est aussi voyage et en cela il laisse une part à l’imprévu, ce qui le différencie d’un stage.

Le voyage apprenant produit en général une trace et cette trace est transmise, donnée à voir, communiquée à d’autres sous des formes diverses. Il n’y a pas que le voyageur qui voyage, les savoirs le font aussi. (Bélan-Ménagier et Vetter, 2022)

Quelques grandes étapes vont se succéder lors du voyage apprenant : avoir un projet, mesurer son élan et ses compétences (qui se fait concomitamment au projet), préparer le champ, créer le contact, recueillir les traces et les communiquer (immédiatement ou plus tard), revenir et réfléchir, transférer les acquis du voyage. Le voyage renforce les compétences de type softskills parce qu’à chaque étape du processus, des compétences différentes sont mises en jeu, voir mises à l’épreuve : elles sont présentes ou non au départ, en tous les cas, le voyageur se transforme et sortira du voyage avec un nouveau portefeuille de compétences[1] dont il n’aura peut-être pas conscience.


[1] S’il en prend conscience, il-elle peut les valoriser dans une démarche de type portfolio

 

1.     Avoir un projet

Le début du voyage est ancré dans un projet, en général un projet d’apprentissage lié à un constat d’un manque ou d’un domaine à enrichir ; il est aussi ancré dans un projet de respiration, de temps pour soi.

En l’occurrence pour moi, le voyage répondait au moins à trois niveaux de projet. Au niveau personnel : ne pas attendre d’avoir du temps pour faire une pause, mais la faire en contexte de travail, et expérimenter un temps long sans rupture, focalisé sur le même sujet ; au niveau professionnel : sortir de la production et l’animation de terrain pour revenir à une posture de dirigeante de société et expérimenter un autre type de management ; au niveau des apprentissages : vivre une activité  qui me plait totalement  (interviewer et écrire) et que j’ai peu l’occasion d’exercer, mais aussi, acquérir de nouvelles connaissances sur un sujet qui me tient à cœur (les espaces innovants d’apprentissages[1]) pour ensuite développer l’offre de conseil sur ce champ et ainsi légèrement réorienter ma trajectoire d’activité. Il y avait dans ce voyage apprenant une multiple combinaison des buts.


[1] J’avais développé ce sujet quelque mois auparavant dans le chapitre « designer ou aménager les espaces d’apprentissage » dans une partie du livre « Innover en formation avec les multimodalités » et je souhaitais aller voir sur différents terrains comment se traduisait la question…

2.     Mesurer ses forces : élan et compétences

Partir nécessite de sentir de quoi on a envie, quel est notre élan[1], mais aussi de quoi on est capable :  la question de la langue va se poser en fonction des pays que l’on cible, de sa capacité à être seul-e, à supporter les conditions physiques du voyage (en particulier les décalages horaires, les changements d’alimentation et de monnaie, les modes de transports différents, les cultures) de son aisance avec les outils numériques qui peuvent nous simplifier la vie autant pour voyager (réservations et trajets sur smartphones) que pour recueillir les traces (dictée numérique, applis de podcast, capacité à gérer son blog, casque et autre matériel portable et efficace).

Dans ma situation je ciblais des pays francophones et anglophones et je me préparais pour ces derniers, à avoir des difficultés de compréhension et de concentration, tout en faisant confiance en mon absence de complexe[2] en cas d’erreurs. Sur les aspects techniques j’avais demandé conseil pour les équipements numériques à une spécialiste du podcast, ouvert un blog dédié avec un technicien qui est resté joignable tout au long du voyage en cas de besoin et ce, malgré les décalages horaires. 

3.     Préparer le champ

J’ai cerné le champ de mon investigation par des lectures, une veille sur les réseaux sociaux de type Linkedin, des échanges avec les experts repérés du champ des espaces actifs d’apprentissage qui oeuvraient en France mais qui avaient aussi des extensions ou des partenaires dans les pays étrangers. La décision des lieux s’est faite en croisant plusieurs types de motivations : combiner des pays francophones et anglophones (pour alléger la charge cognitive en alternant les langues, mais aussi pour augmenter mes compétences en anglais et être plus à l’aise pour accéder à de précieuses informations), aller vers des pays aux pédagogies actives reconnues (Québec et pays du Nord), aller vers des pays que je ne connaissais pas (Australie, Hong-Kong) et dans lesquels des travaux de recherche sur le sujet étaient en cours ; placer des temps de découverte de type « voyage » sans investiguer intentionnellement la question des espaces, mais en étant juste dedans (le désert d’Uluru[3] et la Barrière de Corail en Australie[4], l’immensité glacée du Groenland[5]) et enfin, profiter des temps longs en France, à Paris[6] en particulier, et Marseille pour rencontrer des acteurs du secteur que je n’avais jamais eu le temps de rencontrer ( « l’exotisme est dans tes yeux » me dira une personne interviewée). Du côté du processus j’ai interviewé une exploratrice qui a fait la même chose pendant un an en France et qui me disait que sur 10 rencontres programmées, elle en avait fait 20. Chaque personne rencontrée l’a orientée sur une autre personne inspirante. Quelques règles ont commencé à se dessiner : avoir un projet focus, des contacts recommandés, du temps souple mais structuré.

Pour anticiper les travaux, j’ai lu des articles et participé au groupe de travail universitaire en lisant les comptes-rendus à distance du groupe que j’envisageais de rencontre en Australie. Cela m’a permis de renforcer mes compétences en anglais mais surtout de faire un tuilage avec les contenus qui allaient être abordés sur place. J’ai aussi plongé dans des écrits d’aventure pour initier le mouvement intérieur et le rêve ; surtout des récits de femmes pour m’identifier un peu : Nellie Bly, première journaliste d’investigation, partie faire le tour du monde en moins de 80 jours en 1889, et un road-movie en Suède de Louise Gabriel « Au-delà du cercle polaire »    

Dans cette étape de préparation, la compétence majeure est celle de cerner le champ des apprentissages possibles : qui est à rencontrer ?  Qui est représentatif de quoi du terrain que l’on souhaite investiguer ? est-ce représentatif suffisamment pour « valoir » le déplacement.

4.     Créer le contact et le bénéfice

L’entrée de plain-pied dans le voyage commence avec l’obtention des rendez-vous avec les personnes que l’on souhaite interviewer. Les premiers rendez-vous se prennent avant le départ. J’ai pour cela rédigé des mails type personnalisés expliquant simplement la démarche et sa raison d’être ainsi que la forme qu’allait prendre le matériau recueilli ainsi que le temps pris par la rencontre. J’ai voulu être la plus authentique possible dans mon message et persévérer pour obtenir les rendez-vous en étant disponible sur des plages horaires qui correspondait à mes interlocuteurs et en me déplaçant pour les rencontrer. J’ai pu rédiger 30 articles et rencontrer plus de 50 personnes. J’ai essuyé seulement deux refus liés à une surcharge de travail. 

5.     Recueillir les traces et les faire valider

Quand l’entretien a lieu, il se passe quelque chose d’étrange qui est une présence intense à la situation et à l’échange qui va se dérouler. Le moment est court et focalisé.

La compétence clé est celle de la communication authentique rapide et centrée en un temps court et condensé. Il faut faire alliance et générer un moment gagnant-gagnant. L’enjeu est de permettre à la personne de passer un moment intéressant pour elle, dont elle soit bénéficiaire autant que nous. [7]J’ai choisi en outre de revenir vers elle pour qu’elle puisse valider ce qui était mis en ligne de façon à ce qu’elle se sente confortable et valorisée. Ce réflexe n’était pas là dans les premiers écrits. Il est venu d’un retour d’une personne interviewée dont j’avais mal qualifié le poste et qui pouvait ainsi être en porte à faux avec son entourage professionnel. Il m’a demandé de dépublier immédiatement, le temps de corriger l’erreur. J’ai ensuite systématisé ce retour avant publication.

6.     Transmettre : la capitalisation et l’essaimage

La transformation des traces recueillies en matériau compréhensible, fait entrer dans une autre temporalité, dans un autre rythme. Dans l’écriture au fil de l’eau, la compétence de rédaction synthétique, efficace et attractive est nécessaire[8]. J’ai fait le choix de produire au fur et à mesure et de partager aussitôt. Cette production est exigeante et donne parfois l’impression d’avoir rempli le temps par une production qui ressemble un peu trop à la production de travail à laquelle on souhaitait échapper.  D’autres font le choix de prendre des notes pour eux, de faire des carnets de voyages, de revenir, de métaboliser et de transmettre une analyse une fois le voyage fini. J’ai fait le choix du partage avec l’envie d’embarquer aussi avec moi ceux qui n’ont pas le temps ou les moyens de vivre ce même type de voyage. J’ai donc communiqué dans mon réseau de pairs pour toucher des professionnels concernés par le même questionnement pédagogique.

7.     Revenir et réfléchir

La transposition des apprentissages au retour nécessite de prendre le temps de constater le changement. Au moment où je rédige cet article, le voyage s’est à peine terminé. La première réflexion se fait par cet article qui permet de mettre en avant les différents processus et produits du changement que ce voyage a générés. Le retour nécessite à la fois une clôture (le voyage sous cette forme prend fin) et une relance (désormais les pratiques seront modifiées). J’ai fait une extension de mon vécu par des récits de voyage, comme « Un africain au Groenland » de Tété-Michel Kpomassie ou « De Pierre et d’os » de Bérengère Cournut, tous deux sur le Groenland, qui m’ont permis de prolonger une partie de mon vécu et de mieux comprendre des éléments culturels qui m’avaient juste effleurée.    

8.     Transférer

Les contenus eux, auront un effet à plus long terme. Ils viendront enrichir ma pratique de design d’espace apprenants dans le futur. Le blog aura une fonction de base de ressources pour des accompagnements d’équipes. Les relations créées seront prolongées par des projets partenariaux. Certains voyages vers les pays proches, comme les pays du Nord, seront poursuivis sous la forme des « échappées belles de MILES ». J’ai démarré des échanges fructueux avec chat GPT sur la création d’un jeu d’apprentissage sur les Learning Spaces, utilisant à plein mon champ d’expertise augmenté. Finalement, ce paragraphe est court, c’est juste une liste à la Prévert peu organisée, parce que les transpositions sont tout juste naissantes.  

1.    Le processus de transformation

Le voyage dans ses étapes et ses processus, au-delà de la méthodologie et des compétences qu’il permet de déployer, est un formidable levier de transformation. Il transforme le voyageur, et le voyageur en retour transforme le monde par les relations qu’il crée et les traces qu’il laisse.

Le voyage transforme le voyageur

Outre l’alignement du voyage sur les objectifs de gain d’apprentissage qu’il vise, le voyage fonctionne par une transformation de la personne elle-même. Le voyage apprenant agit comme processus de transformation de soi parce qu’il nécessite une adaptation entre le projet programmatique anticipé (garant d’une organisation faisable) et les rencontres réelles avec les personnes ou les situations vécues. Se produisent alors des étonnements, des changements d’orientation, voire de posture interne.

Je donnerai comme exemple un insight sur la différence entre le voyage et le tourisme apparu en plongeant sur la barrière de corail : alors que je me retrouvai dans des flots de visiteurs canalisés à partir de la ville de CAIRNS en Australie et que par grappes nous atteignions la barrière de corail est monté en moi le sentiment aigu que ce type de tourisme de masse contribuait à sa destruction. Quelques jours plus tard, je restai 5 heures dans l’eau à nager avec une tortue, et à suivre des poissons lumineux en perdant toute notion du temps, déposée sur une ile par un traversier. Cette conscience aigüe de la différence de mes pratiques et de leur effet m’a traversée et ne me quittera pas. 

Le deuxième exemple est celui de l’importance du temps dédié plutôt que de l‘espace approprié que j’ai découvert dans la culture kanak. Alors que j’interviewais Emmanel TJIBAOU[9] et que je le questionnai sur le rôle des espaces d’apprentissage, il m’a amenée doucement vers l’importance du temps que l’on choisit de se consacrer. On a passé une heure trente ensemble à discuter. A la fin de l’entretien, il m’a signifié que nous aurions été mieux assis par terre, contre le mur, comme adossés à la montagne dans ce temps d’arrêt qui précède le mouvement.  Il ne parlait pas d’espace idéal mais de respiration. Le voyageur est transformé par le paysage qu’il traverse.  Je ne peux plus désormais délier l’espace du temps et du mouvement.

J’en enfin envie d’évoquer une vision un peu ethnographique naïve que j’avais en rencontrant une famille Inuit au Groenland ; J’étais invitée à diner, quand j’évoquai les tatouages de la jeune femme assise à côté de moi, parce que je voulais orienter la conversation sur les rituels ; elle me dit qu’ils venaient d’une série sur Netflix et évoquaient la relation forte qu’elle avait avec son père. J’ai eu une sorte de stupéfaction intérieure, brève et silencieuse. J’avais une grille de lecture anthropologique un peu paternaliste. La discussion a glissé sur nos séries préférées et nous avons partagé des photos sur nos smartphones en discutant de nos familles respectives ; là on y était ! dans une relation de deux femmes sur terre, qui y vivent au même moment. Cet épisode a changé ma représentation de l’Autre, qui qu’il soit sur terre, et par la même, ma façon de l’aborder.    

La préparation est déjà une transformation

Ce voyage apprenant a nécessité une anticipation, en particulier une délégation de mission à l’Équipe AGO. Le voyage prend une dimension collective. La préparation de cette délégation a aussi duré neuf mois, avant le voyage. Nous avons évoqué le fonctionnement de la structure, anticipé les modes de prise de décision en l’absence de Direction et de nous nous sommes ajustés sur les valeurs à propos des actes concrets. Ces discussions nous ont fait migrer vers l’adoption d’un management plus horizontal.

Quand on dirige une entreprise, se pose la question de la vie de celle-ci quand la dirigeante se fait la malle ! Nous avons ainsi oeuvré à structurer la délégation sur quatre dimensions : le management de la structure  (1) en organisant la délégation de l’Équipe des deux salariés auprès de la banque et des instances administratives, en réorientant ma boite mail professionnelle pour que je ne gère pas le quotidien, en installant un intéressement aux bénéfices et en renouvelant les outils numériques de travail pour que tout marche bien et qu’il soit plaisant de travailler ; la décision auprès des clients (2) en simulant des prises de décisions qui pourraient se faire en mon absence, en analysant les choix faits par chacun et en les comparant aux choix que j’aurais faits seule et en déterminant des critères de décisions partagés ; la structuration des actions (3)  en désignant des chefs de projets par action parmi les intervenants experts d’AGO en fonction de leurs profils de compétences, de leurs envies et de leur personnalité et en dédiant un budget à cette nouvelle responsabilité ; et enfin, le suivi de l’activité (4)  en prévoyant des rendez-vous en visio avec moi pour aborder les points d’actualité, traiter les questions que l’Équipe ne parviendrait pas à traiter et en créant un whats’app pour échanger librement sur la vie de la structure et sur les événements du voyage.

Tout a marché comme on le souhaitait : l’Équipe a géré, répondu à des appels d’offre, créé des équipes-projet sur les actions et a maintenu alégrement le chiffre d’affaires de la structure. Les rendez-vous en visio ont été déclenchés au besoin ou de l’Équipe ou de la Direction et n’ont pas été posés systématiquement comme cela avait été prévu au départ, pour diminuer le contrôle et laisser faire l’émergence des besoins de part et d’autre. De plus, j’ai fait le choix de partager des photos, des expériences pour maintenir le lien, plutôt que de faire des régulations et du contrôle de l’activité

1.     Le rapport au vide et au plein est modifié

Dans la conduite du voyage, la compétence de réajustement et de jeu entre le vide et le plein est mise en jeu parce que les rendez-vous que l’on souhaite obtenir ne sont pas tous gagés à l’avance et que garder un certain vide dans l’emploi du temps permet de proposer des plages de temps dont vont se saisir les acteurs. Le voyage apprenant nécessite de se disposer à la flânerie, et de croire en la sérendipité[10]. En effet, une personne rencontrée peut nous orienter vers une autre et cette saisie du hasard fait la différence. Elle n’est possible que si on a laissé du jeu dans le temps et si on est capable de rapidement s’organiser pour aller vers cette nouvelle opportunité. 

Je donnerai comme exemple un lieu que j’ai visité et où on m’a indiqué à la fin de l’entretien le nom du designer d’espace qui avait conçu l’aménagement. J’ai pu alors le rencontrer et rédiger un article à deux volets…une série de ricochets de ce type s’est produit à Montréal alors que je n’avais que quelques rendez-vous organisés. Le fait que je réserve un logement pour 15 jours et que les personnes aient le choix des dates a donné cette ouverture

2.     L’auto-apprentissage est accéléré

L’auto-apprentissage est renforcée dans ma situation parce que j’ai choisi la formalisation des apprentissages par touches au fur et à mesure. Cela m’a permis d’adopter immédiatement une posture réflexive sur la rencontre « à chaud » qui venait de se produire. Dans chaque article, j’ai organisé les informations (texte, photos, podcast) et j’ai conclus par un chapitre de résumé « qu’est-ce que j’ai appris ». Cela m’a conduite à faire des étapes courtes et successives d’apprentissage. Formaliser un savoir pour le rendre lisible et compréhensible par d’autres renforce ce que l’on vient d’apprendre, mais aussi la confiance en le fait de pouvoir apprendre à d’autres.

3.     Il faut maintenir ou relancer sa forme

En cours de voyage, la compétence de solitude (pour peu que ce soit une compétence) et d’auto-détermination sont durement mise à l’épreuve. Quand le voyage est collectif, les régulations se font au sein du groupe des voyageurs. Dans ma situation de voyageuse solitaire, plusieurs relances ont été nécessaires : celle de vivre les alternances d’énergie entre les rencontres intenses faites lors des interviews et le vide brutal dans lequel plonge la fin de la rencontre. Chacun s’est rendu totalement disponible pour le moment prévu de l’entretien. Cette alternance forte nécessite de ne pas s’attacher à une poursuite de relation avec les personnes interviewées et de réguler la solitude qui s’en suit. Certaines interviews ont donné lieu ensuite, dans mon cas à des relations qui s’approchent de l’amitié, mais l’interviewer n’a pas cet objectif.

Une autre auto régulation est à générer à l’échelle du projet global : un départ sur une longue durée nécessite de maintenir l’élan, et il peut faiblir en cours de route. Le principe est de ne pas rentrer chez soi. J’ai communiqué brièvement sur cette période avec un jeune explorateur[11] qui s’était doté d’une sorte de « boussole de réalignement de projet » en quelque questions : revenir à ses intentions premières : Pourquoi je fais ce projet ? Est-ce que je suis toujours aligné-e sur ces intentions ?  Est-ce que de nouveaux besoins/ envies ont émergé ?  Faut-il adapter (ou non) son planning pour y répondre.  Cette boussole m’a été utile, en particulier pour ajouter du temps vide à mon projet.

4.     Installer un rituel de fin

Finir le voyage n’est pas aisé. Cela nécessite de changer de rythme, de revenir, de rentrer, de recommencer comme avant alors que l’on se sent différent ; ma rencontre avec PERCOLAB m’a conduite à échanger sur les rituels, en l’occurrence les rituels de fin ; Ils les mettent e place à la fin des actions d’importance pour qu’il y ait à la fois une célébration et une clôture. C’est la première fois que j’installe cette action, donc cela n’a pas encore statut de rituel de fin ; le faire a été plaisant et nécessaire pour que le voyage sous sa forme prenne fin et que je puisse envisager d’autres formes qui en découleraient. J’ai eu besoin de rassembler un petit objet de chaque pays (pierre, ticket, statuette, sable, coquillage …) dans un coffret en carton fermé déposé dans la nature à un endroit qui m’est cher et que je peux facilement visiter. La boite est volontairement laissée aux quatre vents et la pluie fera son effet pour que se dissolve doucement les traces. J’ai en outre conservé un collier de fil acheté sur un marché au début du voyage à Lisbonne et qui ne m’a jamais quittée. Je l’ai enlevé aujourd’hui, mais il fonctionne un peu comme un talisman de courage et d’immunité que je suis prête à remettre si je me sens dans une dynamique proche de celle que je viens de vivre.   

installer un rituel de fin

Le voyageur transforme le monde

1 .     De nouvelle relations sont créées

Le voyageur transforme le monde par les relations qu’il crée. Les rencontres humaines à propos du sujet du voyage sont aussi l’occasion de créer de nouveaux métissages. Je donnerai comme exemple un rendez-vous que j’ai organisé à Sydney entre deux acteurs rencontrés à Melbourne qui n’avaient pas eu l’idée de travailler ensemble et qui le font désormais. Les échanges se poursuivent entre eux après mon départ et nous avons noué une nouvelle collaboration qui dure.

Je donnerai l’exemple d’un effet publicitaire qu’a eu un post sur Linkedin. Le post n’a pas promu mon blog mais les pratiques de la personne que j’avais interviewée : elle a reçu en Danois tout un tas de compliments sur sa pratique, soudain promue. J’avais fait l’effort de rédiger l’article en anglais et en français et de démarrer le post en anglais pour que tous les publics rencontrés se sentent reconnus et aient envie de discuter. La fonction traduction automatique dans Linkedin est facilitatrice pour cela.  Le voyageur peut transformer le paysage qu’il traverse.

2 .     Les traces laissées ont un effet

Le voyageur transforme le monde par les traces qu’il laisse. J’ai structuré progressivement les apprentissages faits dans le blog pour rendre compte des découvertes faites en matière de design d’environnements d’apprentissage. Le blog passe par l’écriture et elle a un effet transformateur parce qu’elle nécessite une clarification de l’expérience. De plus j’ai souhaité que chaque personne évoquée valide ce que j’écrivais sur elle. Cet aller-retour a aussi un effet transformateur de la propre vision qu’a la personne interviewée de sa pratique. Leur retour a souvent été positif, certaines m’ont remerciée de ce miroir donné à leur pratique, de ce temps de pause réflexive pour elles.

Je donnerai l’exemple d’une équipe qui au fur et à mesure du suivi du blog échangeait sur Linkedin pour se dire qu’elle était juste dans son réaménagement d’espace au fur et à mesure que j’enquêtais. Cette équipe était en train d’aménager un nouveau lieu collaboratif et nourrissait sa réflexion au fur et à mesure de l’avancée de la mienne. Nous avons convenu qu’à mon retour, je leur rendrai visite. 

Le deuxième exemple est celui d’une jeune italienne en Australie qui me voit prendre une photo du livre précité sur les multimodalités[12] ; elle bondit vers moi ne me disant qu’il n’y a pas de hasard et qu’elle venait de finir un master en sciences de l’éducation sur ce thème. Elle souhaite lire le livre mais ne comprend pas le français. Je la trouverai concentrée dessus pendant trois jours en utilisant google Lens depuis son smartphone pour traduire les pages qu’elle faisait défiler. Elle m’a envoyée en retour le PDF de son mémoire.   

En conclusion

Le voyage est maintenant clos dans sa forme initiale et le voyageur ne sait pas encore quels sont les échos du voyage. Le voyage apprenant est un processus de double transformation. Le monde a un effet sur le voyageur parce qu’il transforme sa recherche initiale, sa vision du monde et ses compétences. Il a un effet sur le monde, par les traces que le voyageur peut laisser, en particulier par (et sur) les activités humaines que les interactions permettent d’amorcer et qui perdurent. 

Bibliographie

BÉLAN-MÉNAGIER Caroline et VETTER Anna (2022)

« Voyages apprenants et collecte de traces » in sous la Dir de LLORCA Marie-Christine Innover en formation avec les multimodalités, les secrets pour booster vos dispositifs d’apprentissage, Éditions ESF, Paris

BLYE Nellie (2019)

Les aventures de Nellie Blye, Éditions POINT, poche

COURNUT Bérengère (2019)

De Pierre et d’os, Éditions Le Tripode

GABRIEL Louise (2020)

Au-delà du cercle polaire, Éditions Harmonia Mundi  

KPOMASSIE, Tété-Michel (2015)

Un africain au Groenland, Éditions Artaud   

LLORCA Marie-Christine (2022)

« Designer ou aménager les espaces d’apprentissage » in sous la Dir de LLORCA Marie-Christine Innover en formation avec les multimodalités, les secrets pour booster vos dispositifs d’apprentissage, Éditions ESF, Paris

LLORCA Marie-Christine, MICHÉ Pascal (2019)

« Ouvrir les espaces d’apprentissage » in L’apprentissage dans le BTP, de l’expertise à l’innovation (CCCA-BTP 2019), Parution n°HS15 – Éducation Permanente

LLORCA Marie-Christine (2007)

Strat’Ago, Éditions QuiPlusEst, Paris

https://www.editionsquiplusest.com/83-methode-pour-initier-des-parcours-individualises-strat-ago.html

Sitographie : miles.ago-formation.fr 


[1] Cette formule « combiner dans un projet l’élan et les compétences » est une pépite de ma rencontre avec PERCOLAB à Montréal. https://miles.ago-formation.fr/rendre-visite-a-percolab-montreal/

[2] Notre rapport aux langues étrangères en France est maladroit et nous nous empêchons souvent de parler parce que nous n’avons pas appris de façon détendue, jusqu’à construire un magnifique sentiment d’incompétence. J’ai eu la chance au lycée d’avoir connu une succession d’enseignantes de langue anglaise pour lesquelles parler était la base. J’ai ensuite suivi, au cours de mes étude de Sc de l’Éducation, deux mois de cours à l’Université d’été de Berkeley, ce qui m’a immergée totalement dans la pratique de l’anglais des Sciences de l‘éducation.

[3] https://miles.ago-formation.fr/la-magie-duluru-espace-dapprentissage-inattendu/

[4] https://miles.ago-formation.fr/cairns-barriere-de-corail-et-foret-tropicale/

[5] https://miles.ago-formation.fr/lespace-absolu-du-groenland/

[6] https://miles.ago-formation.fr/le-tour-du-monde-des-espaces-apprenants-commence-a-paris/

[7] Rendre l’interviewé bénéficiaire est une préoccupation qui m’a conduite créer un outil d’entretien participatif transformé en outil d’accompagnement, après une recherche en sciences de l’Éducation : STRAT’AGO

[8] J’avais déjà travaillé inconsciemment ces compétences en écriture par la rédaction de la news lettre d’Ago et une formation ancienne à l’école de journalisme CFPJ sur le thème de la correction des écrits journalistiques et des interviews (dont je n’avais pas fait, jusque-là, grand-chose).  

[9] https://miles.ago-formation.fr/le-temps-dedie-supplante-lespace-dapprentissage-rencontre-avec-emmanuel-tjibaou/

[10] Ce thème de la sérendipité était évoqué avec Denis CRISTOL lors d’une interview qu’il m’avait proposée : on l’abordait sous l’angle de l’improvisation en danse contemporaine, mais le voyage est du même ordre : https://www.youtube.com/live/mRItTvA8Sfw?feature=share

[11] Hugo Paul – Blog d’exploration : https://www.intothetribes.org/contact

[12] J’ai en effet voyagé avec le livre papier en le prenant en photo avec les acteurs rencontrés ou en le campant dans les paysages rencontrés, un peu comme le nain de jardin d’Amélie Poulain. Ce reportage photo a été fait sous l’intitulé « Les tribulations du livre »

2 réflexions sur “C’est quoi un voyage apprenant ? comment ça nous transforme… comment on transforme (un peu) le monde ?”

  1. Merci Marie-Christine pour ce billet qui fait résonner concrètement dans les lieux et les temps « Apprendre à voyager  » et « Voyager pour apprendre » avec des rencontres, des étonnements , des questions, de l’écoute et avec l’idée de préparer, de se perdre, de découvrir, de tracer, de partager, de se transformer et de profiter…

    Oui, voyageons ! Jean / vice-président https://www.cercleape.com/

    1. Marie-Christine LLORCA

      merci JEAN de ce commentaire ! faire une pause post est fort passionnant avant de repartir vers des échappées belles !

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